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En solidarité avec Library Genesis et Sci-Hub

Traduit par Bertrand Marilier, revu par Luuse et Alexia de Visscher, mars 2022

Dans le récit de Saint Exupéry, le Petit Prince rencontre un homme d'affaires qui s'approprie des étoiles dans l'unique objectif d'en posséder encore plus. Le Petit Prince est perplexe. Il ne possède qu'une fleur, qu'il arrose tous les jours. Trois volcans, qu'il ramone toutes les semaines. «C'est utile à mes volcans, et c'est aussi utile à ma fleur, que je les possède,» dit-il, «mais tu n'es pas utile aux étoiles» rétorque-t-il à son interlocuteur.

Il y a de nombreux hommes d'affaires qui sont aujourd'hui propriétaires du savoir. Prenez Elsevier, l'un des plus gros éditeurs mondiaux de littérature scientifique, dont les 37% de marge de profit1 contrastent violemment avec l'augmentation des frais de scolarité, l'élargissement de la dette étudiante et les salaires proches du seuil de pauvreté des professeur·es auxiliaires. Elsevier possède certaines des plus grandes bases de données de documents universitaires, dont les licences sont accordées à des prix si scandaleusement élevés que même Harvard, l'université la plus riche de l'hémisphère nord, s'est plainte de ne plus pouvoir se les offrir. Robert Darnton, ancien directeur de la Harvard Library, déclarait «C'est nous, la faculté, qui conduisons les recherches, qui écrivons les articles, qui évaluons les articles d'autres chercheur·euses, qui siégeons dans des comités de rédaction, tout cela gratuitement... et nous devons racheter ensuite les résultats de notre travail à des prix inadmissibles.»2 En dépit de tous les travaux financés par l'argent public au profit des éditeurs scientifiques, en particulier par le mécanisme des comités de lecture qui assoient leur légitimité, les articles de revues sont vendus à un prix tel qu'ils interdisent l'accès à la science à de nombreux universitaires — et à tous les non-universitaires. Partout dans le monde, ils deviennent un symbole de privilège.3

Elsevier a récemment intenté un procès pour violation des droits d'auteur à New York contre Science Hub et Library Genesis réclamant des millions de dollars de dommages et intérêts.4 Cela a été un coup dur, non seulement pour les administrateur·ices de ces sites mais aussi pour des milliers de chercheur·euses dans le monde pour qui ces bibliothèques en ligne sont les seules sources viables du matériel académique. Les réseaux sociaux, listes de diffusion et autres canaux IRC ont été couverts de messages de détresse de personnes cherchant désespérément des articles et des publications.

Alors même que le tribunal du district de New York rendait son injonction, on apprenait que l'ensemble du comité éditorial de la très estimée revue Lingua remettait collectivement sa démission, invoquant comme raison le refus d'Elsevier de passer au libre accès et d'abandonner les frais élevés qu'ils font payer aux auteur·ices et aux instititutions auxquelles ils appartiennent. À l'heure où nous écrivons ces lignes, une pétition circule demandant à Taylor & Francis de ne pas fermer Ashgate5, un éditeur de sciences humaines autrefois indépendant qu'ils ont aquis courant 2015. Ashgate risque de connaître le même sort que d'autres petites maisons d'édition qui se font écraser par le monopole grandissant et la concentration du marché de l'édition. Ce ne sont là que quelques-uns des signes qui témoignent d'un système dysfonctionel. Il nous dévalorise, aussi bien auteur·ices, éditeur·ices que lecteur·ices. Il parasite notre travail, il contrecarre notre service au public, il nous en refuse l'accès.6.

Nous avons les moyens et les méthodes pour rendre la connaissance accessible à toustes, sans barrière économique et à un coût bien moindre pour la société. Mais le monopole de l'accès fermé sur l'édition scientifique, ses profits spectaculaires et le rôle central qu'il joue dans l'allocation du prestige académique prévaut sur l'intéret public. Les éditeur·ices privés entravent effectivement le libre accès, nous criminalisent, poursuivent nos héros et héroïnes et détruisent nos bibliothèques, encore et encore. Avant Science Hub et Library Genesis il y avait Library.nu ou Gigapedia; avant Gigapedia il y avait textz.com; avant textz.com il n'y avait pas grand chose; et avant pas grand chose il n'y avait rien. C'est ce qu'ils veulent: réduire la plupart d'entre nous à rien. Et ils ont le soutien total des tribunaux et les lois pour le faire.7

Dans le cas d'Elsevier contre Sci-Hub et Library Genesis, le juge a déclaré: «le simple fait de mettre gratuitement à disposition un contenu protégé par le droit d'auteur sur un site web étranger nuit à l'intérêt public»8. Dans son plaidoyer initial, Alexandra Elbakyan place les enjeux beaucoup plus hauts: «Si Elsevier parvient à fermer nos projets ou à les forcer à passer dans le darknet, cela démontrera une chose importante: que le public n'a pas droit à la connaissance.»

Nous démontrons quotidiennement, et à très grande échelle, que le système est brisé. Nous partageons nos travaux secrètement derrière le dos de nos maisons d'édition, nous contournons les paywalls pour accéder aux articles et aux publications, nous numérisons et mettons en ligne des livres dans des bibliothèques. C'est l'autre face des 37% de marge de profit: notre savoir commun se développe dans les failles d'un système enrayé. Nous sommes toustes les gardien·nes du savoir, les gardien·nes des mêmes infrastructures dont nous dépendons pour produire de la connaissance, les gardien·nes d'un matri·patrimoine fertile mais fragile. Être un.e gardien·ne c'est, de facto, télécharger, partager, lire, écrire, commenter, éditer, numériser, archiver, entretenir ces bibliothèques, les rendre accessibles. Il s'agit d'être utile aux biens communs de la connaissance, non d'en devenir propriétaire.

Il y a plus de sept ans, Aaron Swartz, qui n'a reculé devant rien pour défendre la cause que nous vous exhortons aussi à défendre, écrivait: «Nous devons nous saisir de l'information, où qu'elle soit conservée, en faire des copies et les partager avec le monde entier. Nous devons nous saisir de ces choses qui ne sont pas soumises au droit d'auteur et les ajouter aux archives. Nous devons acheter des bases de données secrètes et les mettre en ligne. Nous devons télécharger des revues scientifiques et les mettre en ligne sur des réseaux de partage de fichiers. Nous devons nous battre pour la Guerilla Open Access. Si nous sommes suffisamment nombreuses et nombreux, partout dans le monde, nous ne nous contenterons pas d'envoyer un message fort contre la privatisation du savoir — mais ferons en sorte qu'elle appartienne au passé. Nous rejoindrez-vous?»9

Nous sommes à un moment décisif. Il est temps de reconnaître que l'existence même de notre large savoir commun est un acte de désobéissance civile. Il est temps de sortir du maquis et de signer de nos noms cet acte de résistance. Vous pouvez vous croire isolés, mais nous sommes nombreuses et nombreux. La colère, le désespoir et la peur de perdre les infrastructures de nos bibliothèques qui s'expriment partout sur la toile, nous le disent. Il est temps pour nous, gardien·es, que nous soyons des chien·nes, des humain·es ou des cyborgs, avec nos noms, nos surnoms ou nos pseudonymes, de faire entendre nos voix.

Partagez cette lettre - lisez-la en public - laissez-la dans l'imprimante. Partagez vos écrits - numérisez un livre - mettez des fichiers en ligne. Ne les laissez pas écraser notre savoir. Prenez soin des bibliothèques - prenez soin des métadonnées - prenez soin des sauvegardes. Arrosez les fleurs - ramonez les volcans.

30 Novembre 2015

Dušan Barok, Josephine Berry, Bodó Balázs, Sean Dockray, Kenneth Goldsmith, Anthony Iles, Lawrence Liang, Sebastian Lütgert, Pauline van Mourik Broekman, Marcell Mars, spideralex, Tomislav Medak, Dubravka Sekulić, Femke Snelting...


  1. Larivière, Vincent, Stefanie Haustein, and Philippe Mongeon. “The Oligopoly of Academic Publishers in the Digital Era.” PLoS ONE 10, no. 6 (June 10, 2015): e0127502. doi:10.1371/journal.pone.0127502.,
    The Obscene Profits of Commercial Scholarly Publishers.” svpow.com. Consulté le Novembre 30, 2015.  
  2. Sample, Ian. “Harvard University Says It Can’t Afford Journal Publishers’ Prices.” The Guardian, April 24, 2012, sec. Science. theguardian.com.  
  3. Academic Paywalls Mean Publish and Perish - Al Jazeera English.” Consulté le Novembre 30, 2015. aljazeera.com.  
  4. Sci-Hub Tears Down Academia’s ‘Illegal’ Copyright Paywalls.” TorrentFreak. Consulté le Novembre 30, 2015. torrentfreak.com.  
  5. Save Ashgate Publishing.” Change.org. Consulté le Novembre 30, 2015. change.org.  
  6. The Cost of Knowledge.”Consulté le Novembre 30, 2015. thecostofknowledge.com.  
  7. Dans les faits, avec le TPP et le TTIP qui sont poussés au travers du procéssus législatif, aucun fournisseur de nom de domaine, d'ISP, hébergeur ou organisation de défense des droits de l'homme ne sera en mesure d'empecher l'industrie des droits d'auteurs et les tribunaux de criminaliser et de fermer le sites rapidement.  
  8. Court Orders Shutdown of Libgen, Bookfi and Sci-Hub.” TorrentFreak. Consulté le Novembre 30, 2015. torrentfreak.com.  
  9. Guerilla Open Access Manifesto.” Internet Archive. Consulté Novembre 30, 2015. archive.org.